PLAYTIME : LA MODERNITĂ RISIBLE
Mis Ă jour : 24 janv. 2020
đ (ANALYSE DE PLANS) Monsieur Hulot aka Jacques Tati occupe dans ses mĂ©trages une fonction centrale : le dĂ©clencheur du comique. Le personnage prend Ă rebours la dĂ©finition qu'en a faite Henri Bergson, Ă savoir du mĂ©canique plaquĂ© sur du vivant, pour incarner lâexact contraire, du vivant plaquĂ© sur du mĂ©canique. En somme, câest lâinadĂ©quation de ce personnage marginal avec cet espace normĂ©, qui est source de dĂ©rision. Le contraste est source de comique. En effet, Ă la maniĂšre de lâouvrier des Temps modernes (1936) tentant de suivre coĂ»te que coĂ»te la cadence infernale des machines, Hulot fonce tĂȘte baissĂ©e dans ce monde qu'il dĂ©couvre et se heurte contre une sociĂ©tĂ© qui nâa pas les mĂȘmes codes que lui. Mais plus encore, Tati comme Chaplin, sont des Ă©lectrons libres dont les maladresses laissent apparaĂźtre lâhumanitĂ©, dâoĂč le si grand attachement qu'on leur porte. Ils sont les supports de notre identification. Comme les clowns au théùtre, ces deux-lĂ sont des avatars spectatoriels, des lucarnes Ă travers lesquelles le spectateur se projette. Au contraire, les autres quidams semblent viciĂ©s ou monolithiques.
Ces trois plans reprĂ©sentent une parodie de la modernitĂ© et dĂ©noncent la standardisation de la sociĂ©tĂ© qui conduit Ă l'indiffĂ©renciation voire la dĂ©shumanisation de ceux qui la constitue. Un portrait d'une sociĂ©tĂ© ordonnĂ©e et compartimentĂ©e ridiculement absurde. Ainsi on constate que ces trois plans reprennent trois des quatre « fonctions » de la Charte d'AthĂšnes (1933), qui prĂ©conise pour une ville fonctionnelle la sĂ©paration de celles-ci : la vie, le travail les infrastructures et les loisirs. Tati pose ici une critique du fonctionnalisme dont l'architecture froide et gĂ©omĂ©trique conditionne une sociĂ©tĂ© aseptisĂ©e digne de Bienvenue Ă Gattaca (1997). Les ilĂŽts-appartements quasi-identiques s'encastrent comme des Lego et les open-spaces deviennent des close-spaces. Plus largement, c'est une critique de cette foi aveugle dans le progrĂšs, dĂ©jĂ pointĂ©e par la gadgĂ©tisation de la villa des Arpel dans Mon Oncle (1958). Ce que l'on distingue ici, c'est Ă©galement le spectacle de lâentre-soi, dans lequel la frontiĂšre transparente sĂ©pare, tri mais Ă©galement participe Ă la monstration des diffĂ©rences et du luxe. Une civilisation mise en vitrine, prophĂ©tique du culte exhibitionniste de la tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© d'aujourd'hui.
Ce regard critique posĂ© sur la modernitĂ©, et qui file l'Ćuvre de Tati, est Ă replacer dans son contexte historique celui de l'aprĂšs Seconde Guerre mondiale puis des Trente Glorieuses. Une Ă©poque de modernitĂ© nouvelle autour de changements sociĂ©taux, Ă©conomiques, culturels, urbanistiques, etc. C'est aussi l'influence du mode de vie amĂ©ricain que tourne en dĂ©rision le rĂ©alisateur et dont le titre du film Playtime - temps de loisirs en français - nâest quâun pied de nez supplĂ©mentaire. La filmographie de Tati laisse alors apparaĂźtre en filigrane une nostalgie. Un tĂ©moignage de l'urbanisation gargantuesque et de la disparition des villages structurĂ©s autour de la place de l'Ă©glise au profit des villes organisĂ©es autour de la place du « marchĂ© », financier celui-ci. Ainsi par ce choc drolatique entre un individu qui improvise et une masse mĂ©canique coordonnĂ©e et mesurĂ©e tant dans son travail que dans ses relations et oĂč tout est dĂ©jĂ jouĂ©, Tati met Ă jour un vivre ensemble impossible. Un regard critique que plusieurs accuseront de rĂ©actionnaire pour l'Ă©poque.
Si Playtime peut ĂȘtre un conte philosophique, dans sa critique de la sociĂ©tĂ©, il ne peut ĂȘtre un rĂ©cit initiatique dans la mesure ou Hulot est un Candide qui dĂ©couvre un monde nouveau mais reste impermĂ©able au changement. S'il essaye de s'adapter, il ne remet pas fonciĂšrement en cause. Toutefois, au-delĂ de lâhumour et de la critique, ce sont ces heureux accidents, ce bug dans la matrice qui rĂ©vĂšlent une faille vitale dans ce ballet rigide qui confĂšrent Ă lâĆuvre de Tati une poĂ©sie certaine.
C'est un personnage iconique reconnaissable par sa dĂ©marche, son chapeau, son impermĂ©able, sa pipe et son parapluie. ProfondĂ©ment humain dans sa diffĂ©rence, son inadĂ©quation. Le rĂ©alisateur mise sur un comique de situation. Hulot esseulĂ© murmure, grommelle et demeure en dehors des clous par son langage, ses vĂȘtements, sa posture. Un personnage mutique dont Mister Bean s'inspirera. Ă dĂ©faut de dialogue, c'est aussi la bande-son qui supporte le comique. Une altĂ©ritĂ© visuelle dans une sociĂ©tĂ© uniformisĂ©e dans laquelle les personnes sâhabillent, se comportent et agissent de maniĂšre identique.
Plus tard, aprĂšs les dettes que lui causeront le flop de Playtime malgrĂ© l'investissement pharaonique pour construire cette «Tativille », le rĂ©alisateur Ă©crira « Le dĂ©cor a Ă©tĂ© trĂšs long et trĂšs coĂ»teux Ă construire : jâaurais peut-ĂȘtre mieux fait dâattendre cinq ou six annĂ©es pour aller mâinstaller Ă La DĂ©fense oĂč ils ont reconstruit le dĂ©cor de Playtime ! ».